Dès les premiers mots du film sur ce projet, l’auteur évoque ces deux notions, la route et la voie : « d’un côté il y a la Route qui est l’axe de communication » telle qu’on peut la vivre en circulant sur des centaines de kilomètres et puis, « il y a cette Voie qui en est sa dimension mémorielle, commémorative liée à cette empreinte laissée par l’histoire ». À partir de 2009, Bruno Élisabeth entame un travail photographique dans la durée, sur les parties normandes et bretonnes d’un monument linéaire, 1145 bornes matérialisant la chevauchée de la Troisième armée américaine du général Patton entre Sainte-Mère-l’Église en Normandie et Bastogne en Belgique. La particularité de ce monument, outre sa démesure, consiste dans le fait qu’il n’est plus vraiment que le souvenir de lui-même, les bornes en béton ayant souvent été remplacées par des copies en matériaux légers, les rendant moins dangereuses en cas de collision, déplacées aussi en fonction des modifications du tracé de la route ou de ses aménagements. Bruno Élisabeth insiste justement sur l’idée d’un monument « décontextualisé ». Entre Route et Voie, les conflits d’usage furent nombreux mais le souvenir des événements et l’esprit de commémoration qui animent toujours cette région, lui ont permis d’aller au-delà d’une approche documentaire.




Le travail de Bruno Élisabeth est aussi remarquable par l’approche qu’il établit du paysage, s’intéressant à tout ce qui recontextualise la Voie, ses bornes, balayant son regard au-delà du monument, circulant dans son hors-champ, pas seulement pour traquer les traces résiduelles de l’événement, leur conversion, comme ces plaques d’acier servant à consolider le sol et qui clôturent aujourd’hui certaines prairies, mais pour observer la manière dont les paysages ruraux ou urbains l’ont digéré et finalement apaisé, le rendant sans doute difficilement lisible aux yeux des jeunes générations, telles cette borne plantée sur le trottoir face au supermarché. Bruno Élisabeth note que ces objets sont devenus silencieux dans le paysage, ils en font toujours partie mais ils sont « inidentifiables ». Le passé et le présent cohabitent paisiblement même si c’est de manière inégale, le passé perdant souvent face aux prétentions du présent. Pourtant, l’artiste ne cherche pas à reconstruire un lien en train de se perdre ; les photographies se gardent bien de prendre position autrement qu’en nous mettant sous les yeux ce qui ne se voit plus ; les bornes solitaires, les petits monuments perdus dans la campagne, les poteaux indicateurs demeurent les indices d’une histoire toujours inscrite dans le paysage. Si le sens est train de s’affadir, de disparaître, de n’exister qu’au travers de souvenirs fragiles, de stéréotypes mémoriaux, le travail de Bruno Élisabeth remplit avec bonheur cette fonction sociale d’en être le témoin pour nous inciter à repenser les liens avec notre histoire, non pas seulement dans les grands récits qui volent au-dessus de nos têtes, mais dans la présence quotidienne de ce passé, dans ses empreintes qui nous entourent et qui ne sont pas de simples objets déposés dans le paysage.
L’exposition est visible jusqu’au 13 décembre 2017 aux Archives départementales de l’Ille-et-Vilaine à Rennes, 1, rue Jacques-Léonard : http://archives.ille-et-vilaine.fr/fr
Le site de Bruno Élisabeth : http://brunoelisabeth.fr/portfolio/
Le teaser du projet : https://vimeo.com/93422079