Le sous-titre du livre de Thierry Girard, édité par LOCO, « 20 ans d’observation d’une ruralité française » pourrait valoir à l’ouvrage de figurer dans la bibliographie du Grand débat national, certainement au même titre que nombre de livres de photographes attentifs aux évolutions des paysages ruraux et de la vie des gens. Déjà, en 2016, et aussi chez Loco, Thierry Girard avait publié Salle des Fêtes, une « dérive rimbaldienne » du côté des Ardennes où la beauté des paysages sous le gris du ciel s’accomplissait dans le vide des campagnes, les maisons à vendre, les usines fermées, les envolées de corneilles par-delà les lignes électriques. S’il est évident que rien ne remplace le déplacement sur le terrain, il me semble aussi vrai que nos décideurs urbains en mal de réalité pourraient être sensibles à ces images d’un monde souvent défait. C’est le travail d’un artiste comme Thierry Girard de rendre visible et, dans une démarche qui cherche à comprendre et à restituer, d’accorder une reconnaissance à ces mondes flottants loin des métropoles.

Obersteinbach, Bas-Rhin, 2013 – Point de vue 8 (depuis 1997)
©Thierry Girard

Il est possible de visualiser facilement, grâce au QR code inséré dans le livre, toutes les photographies de ce point de vue n°8. Celle-ci est la treizième et il serait sans doute possible de jouer au jeu des sept erreurs entre les images pour trouver à ce carrefour de village, les indices d’un changement, ou pour chercher les détails (« scruter la surface » écrit Danièle Méaux) qui animent cette image précise, comme ces tuyaux en attente ou ces panneaux « à vendre », de chaque côté de la rue, signes de modifications imperceptibles pour le voyageur pressé mais suffisamment parlantes pour aider à réfléchir à l’évolution des cœurs de village, des centres bourgs. Les boutiques ferment, les signes de vie s’estompent. Pourquoi s’arrêter ici désormais ? Thierry Girard notait déjà, voilà presque vingt ans, la difficulté de trouver un restaurant à l’écart des grands axes, un hôtel, une halte (D’une mer l’autre, Marval, 2002). Comment engager la revitalisation de ces espaces pour enrayer leur déprise ? Ces images effectuées dans le cadre de l’Observatoire photographique du paysage aident les techniciens du Parc des Vosges du Nord à nourrir leurs interrogations et les élus à prendre des décisions. S’il poursuit son œuvre depuis 1997, on peut penser que l’OPP des Vosges du Nord a réussi à répondre aux besoins des acteurs du territoire et à se présenter comme un outil d’aide à l’aménagement. La seconde partie du livre en rend compte de manière fort intéressante.

Zinswiller, Bas-Rhin, 2009 – point de vue 127 (première vue en 2009)
©Thierry Girard

Mais restons sur la première partie de l’ouvrage qui nous restitue l’arpentage de l’artiste par de grandes photographies très lisibles en couleurs ou en noir et blanc. Thierry Girard a parcouru ces territoires pour en restituer la diversité mais aussi, il l’écrit dans son introduction, « pour le plaisir qu’il y a à les traverser ». « L’en-allée lente par les villes et les villages, en suivant quelques routes passagères, mais le plus souvent de modestes départementales, des routes de campagne et quelques chemins forestiers, participe de cette connaissance intime et je dirais presque amoureuse du territoire qui s’est construite au fil des ans, faisant fi des contraintes de la commande initiale ». Tout est dit, ou presque. La philosophie de l’artiste, flâneur des paysages ruraux, possédant à force de les courir cette connoisseurship que l’historien Carlo Ginzburg attribuait déjà à Giulio Mancini, spécialiste auprès du pape Urbain VIII (au XVIIème siècle) de la reconnaissance des faux en peinture par l’extrême attention qu’il portait à certains détails, de toutes petites choses qui n’intéressaient personne mais que lui jugeait déterminantes dans le style pictural d’un artiste. Cette méthode indiciaire est à l’origine des procédures d’enquête que l’on retrouve dans toutes les sciences sociales et qui traversent aussi les pratiques artistiques. Thierry Girard possède cette qualité d’attention à l’infime et celle aussi de le rendre visible par la recherche lente du bon point de vue, un dialogue avec le paysage, une conversation sans doute inaudible mais qui se traduit parfois – oui, seulement parfois parce que le paysage possède aussi ses capacités de résistance à se donner au photographe – par une image qui nous en révèle toute la profondeur.

Ernolsheim-lès-Saverne, Bas-Rhin, 2009 – Point de vue 122 (depuis 2009)
©Thierry Girard

En mars 2009, Thierry Girard a noté Ernolsheim-lès-Saverne sur sa feuille de route, sans doute après une discussion au comité de pilotage de l’OPP où l’on considère que le chantier de la ligne à grande vitesse Paris Strasbourg va avoir des conséquences importantes dans ces parages. Alors l’artiste roule, circule, s’arrête, remonte un chemin à pieds, fait demi-tour, poursuit son trajet, erre, se perd malgré les cartes étalées sur le siège passager, aperçoit une perspective et, à un certain endroit – s’il est comme il aime à le dire « en situation de photographier » – installe sa chambre photographique.

C’est une petite route bordée de fossés, avec des arbres régulièrement taillés par les services de la voirie, des prairies, une rangée d’arbres au loin, peut-être des arbres fruitiers, et enfin le relief arrondi des Vosges qui ferme à peine le paysage. J’essaye d’imaginer la démarche de Thierry Girard. Il a installé son appareil un peu en retrait de la route et, pour moi, deux détails organisent son cliché : le relief sous la voûte des branchages et la petite rambarde* en bois recouverte de déjections des rapaces qui ont ici leurs habitudes. Ces détails dépassent le cadre documentaire de la mission et ils rendent compte du dialogue de l’artiste avec son paysage. Raphaële Bertho le note justement, ces images sont des œuvres de l’esprit, elles constituent une synthèse entre l’artistique et documentaire. Et comme avec Thierry Girard, les mots s’insèrent souvent dans le dispositif créatif, je retrouve ses belles phrases écrites deux ans plus tôt sur son blog à propos d’un autre paysage.

« J’ai fait un premier plan-film en noir et blanc d’un enchevêtrement de branches ployant sous la neige. Puis je vois ces feuilles roussies par l’hiver qui semblent tomber comme une pluie d’or ou de sang. Je fais deux plans-films en couleur. Le soleil bas de l’hiver rougeoie sur les cimes des arbres tout en haut de la forêt. Il fait froid, mais c’est un froid sec, agréable. Pas de vent. Pas de bruit non plus, hormis le crissement de mes bottes sur la neige glacée et quelques douleurs d’arbres. Nul cri d’oiseau, nulle fuite animale. Il y a pourtant des traces, telle cette neige jaunie par la pisse d’un chevreuil. Je reste quelques temps figé et silencieux, à l’écoute d’un tressaillement possible, proche ou lointain, avant de ranger la chambre, plier le trépied et reprendre mon chemin. »

En 2011, les travaux de la LGV ont commencé ; sur la reconduction de mars, les arbres ont disparu, il reste la petite rambarde, dernier reposoir à oiseaux dans l’espace ravagé, et le relief à l’arrière-plan. En 2012, un énorme talus masque la montagne ; la petite barrière résiste toujours. En 2015, le paysage du point de vue 122 a radicalement changé : des plantations d’arbres occupent désormais le talus qui masque la tranchée de la LGV, mais il demeure dans le fonds photographique de l’OPP des Vosges du Nord les traces visuelles de cette mutation, avec ces détails inspirés du dialogue avec le lieu, mais qui par la suite constituèrent les repères résiduels, les témoins précaires d’une histoire locale, minuscule et précieuse à la fois.

Hanviller, Moselle, 2014 – point de vue 178 (première vue en 2014)
©Thierry Girard
Epping, Moselle, 2013 – point de vue 172 (première vue en 2013)
©Thierry Girard

Je remarque que, dans cette première partie du livre, Thierry Girard a surtout glissé des premières vues, comme ces deux-ci, de 2014 et 2013. Alors, il est permis de réfléchir à ce qui a attiré le regard du photographe, en amont de ces images d’un paysage ordinaire, puisqu’elles ne dévoilent aucun objet pittoresque, aucune situation curieuse, qu’elles constituent seulement la reconnaissance d’un paysage quotidien (d’une « banalité familière », note encore Raphaële Bertho). À Epping, en 2013, dans ce petit vallon qui prend ses teintes d’automne, sous la ligne électrique, un chêne est encore visible à travers l’ouverture de la haie, mais dans un contexte d’abandon progressif des terres difficilement accessibles, on peut se demander ce qu’il adviendra de cette parcelle, assez symbolique des creux du plateau lorrain menacés par la progression constante des fourrés et le reboisement naturel.

Reipertswiller, Bas-Rhin, 2015 – point de vue 200 (première vue en 2015)
©Thierry Girard

J’ai idée que les couleurs jouent aussi un rôle dans le choix du point de vue. Ici, à Reipertswiller, une commune de moins de 900 habitants, sous un ciel gris, une lumière terne, un sol mouillé, qu’est-ce qui attire le photographe ? Bien sûr, il y a la problématique des bourgs en débâcle, mais que rien ne vient affirmer ici ; c’est davantage celle « des bourgs quiets et petites villes appauvries » chers au photographe, à l’heure creuse, quand le paysage vit sans les hommes et que se révèlent dans le silence quelques données structurelles. Thierry Girard nous donne à voir cette forêt empanachée des couleurs d’automne et ses correspondances dans le spectacle modeste de la rue, la variété des motifs sur les maisons, et surtout ces quelques marches qui conduisent à l’échoppe, une mosaïque de couleurs qui paraît faire chorale avec la forêt. Dans le monde des petits, c’est dans les détails que se mesure la générosité.

Bitche, Moselle, 2011 – point de vue 155 (première vue en 2011)
©Thierry Girard

Voici encore une première vue : un carrefour à Bitche, en Moselle. Pour moi, c’est typiquement une photographie de Thierry Girard et j’aime ce point de vue. Tout l’intérêt et la force de cette image résident dans l’amas de détails qui individuellement n’ont pas d’importance si ce n’est leur dimension utilitaire : le panneau indicateur en ciment, le lampadaire, la croix, la langue de bitume entre deux rues (essentielle dans le dispositif visuel), les bandes blanches des passages, les volets fermés, le fil du téléphone, mais qui, ensemble, donnent à la photographie cet air sérieux d’une discussion suspendue entre les choses. C’est alors, me semble t-il, dans la capacité de susciter l’étrangeté des situations quotidiennes que réside la force de la photographie de Thierry Girard.

Montbronn, Moselle, 2011 – point de vue 157 (première vue en 2011)
©Thierry Girard

Et voici une de celles que je préfère (avec l’image en exergue de cet article, un carrefour à la sortie de Goetzenbruck en Moselle, prise en 2010). Sous ce ciel uniformément gris du plateau mosellan, les contrastes de couleurs et ceux des symboles n’en prennent que plus de force. Thierry Girard a installé sa chambre 4×5 sur le petit rond-point, à la sortie du village sur la route de Bitche. L’image ne rend pas compte de l’importance de la forêt ; vue du ciel, l’espace ressemble à une grande clairière avec l’habitat et les parcelles cultivées le long des routes, s’étirant un peu vers les pentes, mais rapidement freinées par l’emprise forestière. La supérette et la station d’essence et de gaz en bouteille est aussi un point de tri, un lieu de vie que semble nier l’absence des clients. Le magasin est fermé, c’est encore une heure creuse. Mais là n’est pas l’essentiel, ce qui a stimulé l’envie de photographier. Non, bien sûr, parce que, si cette situation des sorties de bourg est intéressante pour l’OPP, la scène attirante pour Thierry Girard est plus confidentielle : se faisant face dans des plans différents, la chasuble des mousquetaires et le manteau de la Vierge en piétà, celui-ci parfaitement lisible dans la pierre du calvaire. Le sabre et le goupillon alliés contre la vie chère ? Plutôt une image des instruments vivaces de la vie sociale ; la supérette est indispensable, le calvaire est parfaitement entretenu avec sa collerette de rosiers toujours fleuris. Dans le fer à cheval français de la géographie des religions, la Moselle, comme la Bretagne et la Vendée conservent et soignent les symboles de leurs croyances, à peine écornées par d’autres chasubles que j’imagine, à l’instant où j’écris, entourant amicalement le photographe sous le drap noir de sa chambre, tout en l’interrogeant sur le régime fiscal des artistes.

*Ce que je prenais pour une rambarde, tout en étant septique sur son usage dans le paysage, est en réalité un banc-reposoir en grès des Vosges, datant du premier Empire et aujourd’hui monument historique. Thierry Girard m’indique qu’il a été déplacé de 150 mètres.