Avec la parution récente du livre d’Anaïs Mauurin, À l’épreuve des images et du catalogue de l’exposition du Centre Pompidou, Décadrage colonial, dont certaines des notices sont écrites par la même autrice, il m’a semblé intéressant d’évoquer brièvement la transition qui s’effectue dans les trente premières années du XXe siècle entre une photographie coloniale essentiellement marquée par l’esprit pseudo-scientifique de typologie raciale et une photographie qui se veut toujours documentaire et pittoresque mais aux conventions moins rigides et davantage guidée par un souci de l’esthétique.

La photographie mise en exergue de cet article est une carte postale éditée à la fin des années 20 présentant des femmes Moï (on en voit six mais il existe un autre cliché présentant un groupe de femmes plus important et plus joyeux) vivant autour de la montagne de Bà Ra, en Annam, à une centaine de kilomètres au nord de Saigon. L’important dans cette photographie destinée à être vue le plus possible, d’où son édition en carte postale, est de souligner la « soumission » d’une partie de la population de la Cordillère annamitique qui occupe une grande partie de l’actuel Vietnam, du nord au sud. Les conquérants et colons de l’Indochine ont repris la dénomination des habitants des rivages de la mer de Chine pour désigner ces populations montagnardes comme les Moïs, autrement dit les Sauvages, regroupées par la suite sous celle de Proto-indochinois par les ethnologues. En 1933, une carte établie par Albert Cintract, photographe du Musée de l’Homme au Trocadéro, localisait les Moïs de la Cordillère en distinguant toujours les « Moïs insoumis » et les « tribus très sauvages », sujets considérés comme intéressants. Depuis le début de la colonisation, les Moïs ont fait l’objet d’une attention particulière, chaque explorateur ou voyageur, d’Auguste Pavie à Roland Dorgelès ou André Malraux (qui les localise plus à l’Est pour les besoins de son histoire dans La Voie royale) ont fait le déplacement vers les villages Moïs. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, on allait voir les Moïs et chasser le tigre ou le buffle comme une intronisation nécessaire à la vie coloniale.

Cette photographie de Moïs du sud de la Cordillère est prise par Emile Gsell dans les années 1870, un Français arrivé en Cochinchine pendant son service militaire, participant ensuite à plusieurs expéditions d’exploration puis ouvrant un studio de photographie à Saigon. Il explore à son tour les environs notamment les plateaux montagneux où vivent des groupes de montagnards qui se maintiennent éloignés des centres urbains, bien que conservant des liens commerciaux avec des marchands annamites du rivage. Sa photographie est une reconstitution d’une atmosphère sauvage, quelques feuillages devant une toile neutre, et ces hommes presque nus. Gsell n’est pas un ethnologue mais il sait l’intérêt de ce genre d’images. Les autorités de la colonie, puis le gouvernement général de l’Indochine encouragent pendant des décennies la prise de ces photographies documentant des populations permettant a contrario de mettre en valeur les progrès effectués grâce à la colonisation tout en produisant une Asie imaginaire.

Avec René Tétard, du Service photographique des armées, on a ici deux exemplaires de clichés de 1919 commandés par le Gouvernement général de l’Indochine soit des « prises de vues photographiques et cinématographiques relatives aux ressources économiques, à l’ethnographie des populations et aux questions se rattachant à la meilleure connaissances du pays et de ses ressources« , qui répondent aux conventions en cours dans l’ethnologie. Même si Tétard n’est pas ethnologue de formation, des manuels (comme ceux de la Société française de géographie) existent qui procurent aux voyageurs et photographes amateurs comme aux professionnels, des indications de prise de vue qui se résument souvent au cadrage frontal, de face et de profil, sur un fond neutre pour ne pas perturber la documentation. Le titre d’un des clichés est explicite : « types d’aborigènes : jeune fille Moï ». L’usage du terme de « type » (pour faire entrer le sujet dans une classification raciale), celui d’aborigène (qui renvoie à l’idée de population primitive) et celui de Moï (alors que ces populations montagnardes se distinguent par des nominations nombreuses, bien connues en 1919), ces usages montrent que la typologie présentée ici n’a rien de scientifique (eu égard aux usages ethnologiques en cours de la notion de type racial). Sous couvert d’une photographie répondant aux conventions, la typologie est surtout un instrument de propagande coloniale.

Tétard ne pratique pas seulement le portrait typologique, il réalise aussi des photographies ou des films de terrain comme nous le montre cette image (dont je ne connais pas l’origine). On le voit derrière la caméra sur son trépied, accompagné de plusieurs indochinois dont la hiérarchie s’exprime à la tenue, manteau et bonnet pour l’un (sans doute le porteur), casque colonial pour l’autre (assistant et fixeur), tenue cavalière et coloniale pour Tétard (voir mon article « Portrait de l’artiste en peintre colonial« ), tandis qu’un quatrième intervenant photographie la scène. Les Moïs posent dans des occupations traditionnelles. Aucune spontanéité dans le cliché, tout est soigneusement mis en scène pour répondre à la commande.

Thérèse Le Prat, une photographe longtemps au service de la Compagnie des Messageries maritimes, avait l’objectif de documenter les destinations des paquebots de la compagnie. En 1937, elle réalise en Indochine plusieurs séries de photographies, des paysages de rizières aux monuments comme le tombeau des empereurs de Hué mais surtout des portraits de femmes et d’enfants. Les trois clichés ci-dessus sont vraisemblablement effectués au même moment, montrant des femmes et des jeunes filles, les seins nus, une jupe en coton tissé et une hotte en vannerie sur le dos. Rien n’indique les conditions des photographies mais elles semblent constituer des instantanés au Rolleiflex, des prises rapides au passage du groupe sans se soucier du contexte immédiat. L’homme qu’on aperçoit sur l’une d’elle, habit et casque blanc, l’uniforme du colon ou du fonctionnaire, accompagne peut-être Thérèse Le Prat.

L’image de la « petite Moïesse » est reproduite dans le magazine Photo Illustrations (avril 1937) parmi une vingtaine d’autres, accompagnée d’un texte de Renée Moutard-Uldry, écrivaine spécialisée dans le domaine de l’art, « La photographie documentaire au service de l’ethnographie ». Ce texte de quelques pages exprime l’état des relations entre la photographie documentaire des reporters et celle des ethnologues. Longtemps, ces derniers ont considéré la photographie comme secondaire dans leur travail de recherche à côté des notes et des dessins même si certains, comme Marcel Mauss, aperçurent assez vite l’intérêt du medium, à condition que ce soit « la photographie d’une chose naturelle dans la position naturelle », illusion souvent dénoncée surtout en situation coloniale où le processus de domination brouille la relation. Comme l’explique Anaïs Mauurin, la « photographie idéale » de Mauss est prise « entre croyance et horizon » mais n’en contribue pas moins à conférer aux prises de vues instantanées une valeur scientifique supérieure aux clichés conventionnels de la typologie raciale. Marcel Griaule adopte ces principes dans ses missions africaines. La photographie devant rendre compte au plus près du sujet, il multiplie les points de vue autour d’une danse ou d’un sacrifice, tentant aussi de capter la scène en vue de dessus. Le geste photographique accompagne désormais l’ethnologue dans son travail quotidien. Le Leica ou le Rolleiflex font partie des outils indispensables à toute recherche sur le terrain mais la transition va plus loin.

Dès la fin des années 20, le directeur du musée de l’ethnologie du Trocadéro, Georges Henri Rivière élargit la photothèque du musée avec des images réalisées par des amateurs, et surtout des photo-reporters. Il les expose dans le musée au même titre que les clichés scientifiques en louant l’intérêt de leur esthétisme et les ethnologues sont sollicités pour publier dans les revues et magazines tant en France que dans les pays anglo-saxons.

Rompant avec les règles de la photographie de typologie, Thérèse Le Prat recherche les regards expressifs, les gestes, les positions qui expriment selon elle une naturalité du sujet. Sa forme libre fait le lien entre le souci ethnologique qui est toujours de recenser, faire connaître les peuples « sauvages » de la colonie mais elle doit exprimer au mieux une dimension esthétique qui correspond aux besoins des magazines. Il faut du sentiment, de l’émotion pour vendre le papier glacé.

Cependant, les conventions traditionnelles continuent d’animer les séances photographiques de beaucoup d’ethnologues. Claude Lévi-Strauss photographie des « types d’indien Bororo » en 1935-36. Léon Pales, anthropologue (sous-directeur du Trocadéro pendant l’Occupation) réalise des clichés face/profil de « type Baoulé » encore en 1950. Pendant ce temps, les images des photographes professionnels comme André Steiner, Pierre Ichac ou Pierre Verger font leur entrée dans la photothèque du musée. L’engouement pour l’image contribue à brouiller les frontières disciplinaires en renouvelant l’iconographie ethnologique. Entre la presse recherchant de l’exotisme et les travaux des missions scientifiques dans les territoires de l’empire, l’absence de débat épistémologique et politique contribue au renforcement de la dimension coloniale de ces photographies. Ce n’est qu’après les décolonisations et, pour rester au Vietnam, le travail chez les Moïs de Georges Condomidas, que la photographie ethnologique trouvera son nouvel équilibre et son caractère scientifique.

L’exposition Décadrage colonial : https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/I7QnnpN

Un article d’Anaïs Mauurin sur les expositions de photographies au Trocadéro : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3559

Un album en ligne des photographies de Thérèse Le Prat : https://www.flickr.com/photos/13476480@N07/50457193927/in/album-72157716418166557/